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Batalha
3 juin 2017

Isou ou les choses telles quelles sont Opinions

Isou ou les choses telles quelles sont

Opinions sur l'avant-garde (par Maurice Scherer)

 

 

Il faut rendre cette justice au lettrisme qu'il est, depuis la guerre, le seul mouvement littéraire qui ait émis la prétention de se placer, pour faire appel à la terminologie politique, à la " gauche " du surréalisme. Ceux qui ont assisté, il y a trois ou quatre ans, aux conférences houleuses des " Sociétés savantes " ou de la " Salle de Géographie ", savent qu'il ne s'agissait pas tant pour Isidore Isou et ses amis de pousser jusqu'à ses extrêmes conséquences l'expérience d'André Breton, que de replacer dans l'histoire ce fameux Manifeste du Surréalisme que nos poètes les plus " avancés " considéraient encore comme les prolégomènes nécessaires et définitifs à toute esthétique future.

On m'objectera qu'il n'est rien de plus facile que d'aller de l'avant et passer son temps à renverser les idoles, surtout quand on ne s'embarasse guère d'apporter quoi que ce soit de positif en échange, et ce ne sont pas les quelques poèmes publiés ou récités par les lettristes qui fournissent ici un démenti. La forme de la démarche d'Isou, sinon son objet, me paraît toutefois mériter considération. Les " traités " dont celui-ci nous abreuve avec une périodique insistance sont tous issus d'une réflexion sur l'art où l'on dénote, par rapport au progressisme des théories des années vingt, un assez curieux défaitisme: " Tout a été dit : peut-être en cherchant bien arriverai-je à dire " autre chose " ; en tous cas, après moi le déluge... ". Voilà une morale esthétique à laquelle Breton, j'imagine, aurait peine à souscrire.

Si les surréalistes, légiférant dans l'absolu, n'avaient égard, dans l'histoire des arts, qu'à ce qui semblait présager la venue de leur ère, une rapide lecture nous montrera leur rival assez respectueux des oeuvres du passé pour ne se proposer d'autre ambition que de se tailler, dans un ultime sursaut, une place, fut-elle modeste, à la dernière page des manuels de littérature. Cette idée d'une mort probable de l'art, quelque pudeur qu'on ait à l'exprimer, est loin pourtant d'être étrangère à nombre de musiciens ou peintres - qu'il suffit de pousser dans leurs derniers retranchements pour décrouvrir vite qu'elle sert de substrat aux théories du non-figuratif et de l'atonalité. Toutes proportions gardées bien entendu ; car c'est au terme d'un travail de vingt ans que Paul Klee proposa l'exemple d'une peinture se refusant à représenter des objets, mais conservant en " puissance " comme le regret de leur masse et de leurs contours. Nul au contraire ne contestera que notre lettrisme soit une pure idée de l'esprit issue d'une induction parfaitement arbitraire. A quoi bien insister...

Ceci dit, je voudrais qu'on ne me crût pas dupe d'une rhétorique spéculant sur notre perpétuelle crainte d'être dépassés par plus révolutionnaire que nous, et pour bien éclaircir ma position, j'accorderai à Isou qu'au point où en est notre poésie, je ne considère pas la lecture - ou l'audition - de ses oeuvres comme un pensum plus désagréable que celle de maint recueil contemporain ; quant à la publicité tapageuse qu'il fait autour de son nom, le bluff de ses déclarations, ils ont au moins l'avantage de nous délasser de ce ton anarcho-moralisateur dont se délectèrent nos amis. Qui a approché de près la bande - j'allais dire le gang - reconnaîtra qu'elle ne ressemble à rien moins qu'à un cénacle et, poursuivant ma métaphore politique, je dirai que si les amis de Breton calquaient l'organisation de leur groupe sur celui d'une junte anarchiste, Isou et ses séides nous font plutôt songer à un groupe de choc fasciste...

Je ne sais donc quel pressentiment j'ai éprouvé au spectacle du Traité de bave et d'éternité que l'aboutissement logique du lettrisme était, sinon un retour à des formes traditionnelles, du moins un total abandon de cet état d'esprit anti-bourgeois et négateur qui fut celui de toute notre littérature de l'entre-deux guerres, de Breton à Artaud, voire Drieu la Rochelle ou Montherlant. L'on sent en filigrane dans ce film, au-delà de la variété provocante du ton, le respectueux désir de solliciter les choses telles qu'elles sont, comme une inquiétude que tout ayant été détruit ou mis en question, il ne restât plus à l'art rien dont il fît sa substance.

Qui a résolu d'abattre tout ce qui peut étayer les autres, on conçoit qu'il n'ait de plus pressant souci que de découvrir à son tour à quoi il pourra bien s'accrocher. Et voilà notre révolutionnaire, jeté par l'instance même de son dessein dans une réflexion passablement conservatrice. Peut-être l'auteur a-t-il été trahi par l'étrange instrument qu'il vient inprudemment de choisir pour fignoler l'échafaudage de ses théories. On sait quel a été son but : traiter le cinéma comme il avait traité la poésie, dissoudre non plus le mot, mais l'image. Mais, sauf en de rares passages dont la présence est due à des raisons d'ordre plus économique qu'esthétique (il est moins coûteux de promener un poinçon sur la pellicule que de l'impressionner, même aussi négligemment que l'a fait Isou), il ne fait guère appel à ce " cinéma abstrait " cher aux Fischinger, Ruttmann ou Mac Laren.

Bref, même si l'on refuse de prendre ce film au sérieux, on m'accordera qu'il ne rentre pas dans la lice sous les couleurs de cette avant - ou arrière-garde - des Richter, Buñuel, Anger, etc., au nom seul de laquelle les foules se bousculent devant la porte des ciné-clubs, et porte - hasard ou non - le reflet de préoccupations qui ne sont peut-être pas tout à fait étrangères aux meilleurs de nos cinéastes " commerciaux ". Loin de moi la pensée que ce soit du bon cinéma ; ce n'est pas toutefois du cinéma " littéraire ", comme le furent à divers titres L'Age d'Or, Le Sang d'un poète, ou, plus près de nous, Christ interdit ou Orphée. Je veux dire qu'Isou y fait preuve d'une sensibilité cinématographique certaine et qu'à l'inverse des avant-gardistes de 1930 qui essayaient de faire du film le champ d'application de leurs théories picturales, musicales ou littéraires, les problèmes qu'il prétend résoudre sont d'ordre spécifiquement cinématographique.

Le chef du Lettrisme fut trop assidu aux séances des ciné-clubs pour se bercer de l'illusion, funeste à tant d'autres, que le cinéma n'a été jusqu'à lui qu'entre les mains d'artisans grossiers ou d'adroits commerçants. En ce domaine aussi, proclame-t-il dans son commentaire, tout a été dit et bien dit et, avant de nous révéler ses théories destructives, prend-il le soin de rendre hommage aux anciens maîtres qu'il se propose d'égaler peut-être, non pourtant de surpasser. Ce pessimisme radical quant au destin d'un art que d'autres s'obstinent à voir encore dans son enfance teinte le film d'une couleur très particulière au sein de la série des oeuvres " d'avant-garde ".

Même si nous sommes loin de partager son opinion, pensant tout au contraire que de tous les arts le cinéma reste le seul, peut-être, capable de s'intéresser à autre chose encore qu'à régler le cérémonial de sa mort, nous sommes obligés de reconnaitre non seulement qu'il serait vain ici de compter sur le secours de quelque découverte technique (je parle de la technique de la mise en scène), mais qu'il n'est pas un seul geste possible de l'être humain, une seule expression de visage que nous ne puissions découvrir, dans les archives de notre art, photographié à multiples exemplaires. Et ce n'est pas non plus, bien entendu, dans l'art même de photographier que quelque innovation, comme le dit fort justement Isou, pourraît être apportée.

Il est incontestable, que depuis quelques années, nous sentons chez les metteurs en scène les plus originaux la trace d'un certain malaise, d'une moindre confiance accordée à ce pouvoir brut de l'image qui fit la grandeur des Griffith, des Gance, des Murnau, des Eisenstein. C'est peut-être même de la pauvreté de leur invention qu'un Bresson ou un Rossellini tirent la rigueur et la nouveauté de leur style.

Et la volonté de Hitchcock dans son dernier film, l'admirable Strangers on a Train, dont vous parle plus loin Hans Lucas (pseudonyme de Jean-Luc Godard), de n'user que d'effets déjà " rodés " par cinquante ans de recherches techniques, ne témoigne-t-elle pas, en même temps qu'une extraordinaire maîtrise, d'un renoncement certain à tout enrichissement quantitatif de ces recherches ?

Mais que voit-on donc dans ce film ? L'astuce de l'auteur est, puisqu'il ne pouvait pas ne rien montrer, de n'opposer à l'emphase de son texte que des images indifférentes. Encore fallait-il qu'elles fussent bien choisies, et j'avoue qu'il a eu, le plus souvent, la main heureuse : aucune de ces discordances ou concordances faciles que nous eût proposées la méthode " discrépante " maniée de main surréaliste. Il se dégage de ces plans maladroits le sentiment d'une présence, présence des acteurs qu'on ne daigne à aucun moment nous montrer, ni évoquer, présence d'une pensée derrière le visage de l'auteur, complaisamment étalé sans doute, mais sous ses apparences les plus modestement inexpressives.

Enfin, je crois de mon devoir de dire que ce premier chapitre où l'on nous montre Isou déambulant sur le boulevard Saint-Germain m'a mille fois plus " accroché " que le meilleur des films non commerciaux qu'il m'ait jamais été donné de voir. S'il est vrai qu'il y a des lieux, des paysages, des villes, des rues dont l'aspect s'accorde mystérieusement à l'époque qui les rendit célèbres, j'aime à croire que puisque l'art et la littérature ont installlé leur état-major dans ce fameux quartier de Saint-Germain-des-Prés qui, depuis quelques années, dicte sa mode au monde, c'est qu'ici plus qu'ailleurs, peut-être, on peut y respirer comme " l'air " de notre temps. Une longue habitude a déjà scellé l'accord du tracé nonchalant de ses vieilles rues avec les brutales percées dont l'entailla Haussmann : présent et passé s'y marient, sans grâce peut-être, avec assez de bonheur toutefois pour que les audaces de l'un n'aient profané qu'à moitié les reliques de l'autre. 

Ainsi, après cinquante ans d'enthousiasme, de révolte, de systématique démolition, notre art moderne, avant de donner ses derniers coups de pioche, se sentirait-il sous le coup d'une si vive pudeur que l'oeuvre de celui qui se proclame le plus audacieux de ses représentants en dût, elle aussi, bon gré mal gré, porter la trace ?

Maurice Schérer (pseudonyme d'Eric Rohmer), Cahiers du cinéma, n° 10, mars 1952

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